Actualité agro-alimentaire

L’agriculture de demain selon Bruno Parmentier

Bruno Parmentier, pouvez-vous décrire votre parcours et votre entreprise ?

Ingénieur des mines et économiste, après avoir passé 4 ans à faire du développement agraire et de l’animation dans un bidonville au Mexique, j’ai passé l’essentiel de ma carrière dans la presse et dans l’édition ; puis je l’ai terminée en dirigeant pendant 10 ans l’École supérieure d’agriculture d’Angers (ESA).

Et ensuite, plutôt que de prendre ma retraite, j’ai décidé de retraiter ma vie : je suis actuellement conférencier et consultant régulier sur les questions agricoles, alimentaires et de développement durable, j’écris des livres, j’interviens régulièrement dans la presse, et j’anime le blog www.nourrir-manger.com et la chaîne YouTube qui y est associée.

Par ailleurs je suis président de 3 associations culturelles et humanitaires, et administrateurs de 2 autres… et l’heureux grand-père de 7 petit enfants, qui me motivent tous pour trouver de nouvelles solutions pour éviter de réchauffer la planète, tout en nourrissant correctement les 10 milliards de terriens qui vont bientôt la peupler.

Selon vous, quels sont les acteurs de l’agriculture de demain ?

Au delà des grandes multinationales de l’agro-industrie et de l’agrofourniture (Bayer-Monsanto, Corteva, ChemChina-Syngenta, BASF, mais aussi Cargill, Louis Dreyfus, Archer Daniels Midlands, ou encore Nestlé et Danone,…), il n’est absolument pas sûr que le trio qui a dirigé l’agriculture française depuis plusieurs décennies va continuer à le faire : les coopératives, les chambres d’agriculture, et les syndicats.

En effet tous trois se sont développés en même temps que la révolution agricole des années 50-60, qui a profondément imprégné leurs organisations et leurs cultures. Avec force tracteurs, semences sélectionnées, engrais, pesticides, irrigation, en remembrant l’essentiel du territoire national, en spécialisant chaque région, et en divisant par 20 le nombre d’agriculteurs (passé de 8 millions à 400 000).

Ils ont certes réussi à transformer la France en une grande puissance agricole exportatrice. Depuis les années 60, alors que la population française n’augmentait que de 30 %, la production de blé a augmenté de 286 %, celle de maïs de 469 %, et celle de poulet de 236 %.

Bravo les artistes ! Et surtout merci !

Résultat : on ne dépense plus grand chose pour se nourrir ; la nourriture à domicile, qui représentait 38 % du budget des ménages en 1960, ne représente plus que 14 %. Dit en d’autres termes, un ouvrier au salaire minimum devait travailler 4h24 en 1960 pour se payer un kilo de poulet, et aujourd’hui 1h lui suffit. En 1950, il pouvait acheter 5,6 baguettes de pain avec 1 h de travail, et aujourd’hui 11,6. Bravo, merci !

Mais cette incroyable révolution agricole n’a réellement porté des fruits spectaculaires que jusque dans les années 90. C’est ainsi qu’en 30 ans le rendement moyen du blé français est passé de 25 à 75 quintaux à l’hectare (le maïs dépasse les 120 quintaux et la pomme de terre les 400).

Mais il faut bien admettre que nous sommes arrivés à une limite, car depuis 30 ans nous stagnons à 75 quintaux hectares, et encore pas tous les ans, car les incidents climatiques qui tendent à se multiplier arrivent trop souvent à diminuer jusqu’à un quart la production céréalière française.

Les inconvénients de cette agriculture « tout chimie tout pétrole » ont rattrapé ses avantages : baisse de la fertilité et de la biodiversité, résistance accrue aux pesticides, pollution des nappes phréatiques, érosion… et diminution notable de l’acceptation de ces pratiques par la population.

C’est qu’en fait cette agriculture, qui se disait « moderne », était une agriculture qui tentait comme elle pouvait de pallier à nos ignorances et nos incompétences, et en plus elle se révèle maintenant d’une grand fragilité car extrêmement dépendante.

Incompétences, car elle s’est développée à une période où l’on ne connaissait que 10 % des êtres vivants. Et en particulier pratiquement rien de l’immense vie microscopique du sol. On sait maintenant que, dans une simple cuillère à café de sol, on décompte 4 000 espèces de bactéries et 2 000 espèces de champignons, chacune représentées par de très nombreux individus ; ou encore que sous un mètre carré de sol on comptabilise autour de 230 millions d’êtres vivants.

On compensait donc cette ignorance radicale par des mesures d’une grande violence : labours annuels de plus en plus profond, qui détruisent la vie du sol, ajouts de grandes quantités de produits chimiques aux effets collatéraux de plus en plus importants, élimination de 1,4 millions de kilomètres de haies, etc.

Dépendances, car elle suppose un accès régulier permanent et bon marché à des ressources non renouvelables et provenant de pays avec qui l’actualité récente montre qu’on peut se fâcher : pétrole, gaz, engrais minéraux, et, sur un autre plan, protéines végétales.

Il faut donc absolument passer le plus rapidement possible à une nouvelle révolution agricole, d’écologie intensive. Une révolution basée sur le savoir, la connaissance précise de l’infiniment petit, au lieu de la précédente, qui tentait en fait de composer avec notre ignorance.

Grâce aux progrès fulgurants du « monde du silicium » (informatique et numérique), nous commençons à faire connaissance de ces bactéries, champignons, gênes, etc., c’est à dire de la base même du monde du carbone, du vivant, infiniment plus riche que celui du silicium.

Les nouveaux acteurs de l’agriculture de demain seront ceux qui sauront se positionner avec intelligence à la frontière entre ces 2 mondes du silicium et du carbone, pour mieux comprendre comment fonctionne la Nature et pouvoir enfin passer de vraies alliances fécondes avec elle.

On va donc voir dans le monde du vivant la même profusion de start-up que celle que nous avons connue depuis une cinquantaine d’années dans le monde du silicium. Et parmi elles naîtront les futurs acteurs majeurs de l’agriculture et de l’alimentation de demain.

Seront-elles récupérées par les anciens acteurs, qui continueront ainsi à modeler notre agriculture et notre alimentation, ou par d’autres acteurs majeurs provenant notamment du monde du numérique ou de celui de l’énergie ? Ou bien vont-elles prospérer par elles-mêmes et ringardiser rapidement tous les autres acteurs !

A titre personnel, quelles initiatives agricoles souhaitez-vous nous partager ?

Quand on a un œil attentif au début de cette éclosion de ce nouveau monde de la connaissance fine du vivant, on ne cesse d’être émerveillé par des initiatives de plus en plus nombreuses de plus en plus audacieuses et souvent de plus en plus pertinentes. Citons-en quelques-unes (liste absolument pas limitative).

La France tente enfin de combler son retard inexplicable sur les autres pays européens en matière de construction d’éoliennes en mer. Sera-ce l’occasion de doubler les autres acteurs, en créant systématiquement des fermes marines accrochées à ces éoliennes, avec des cages d’élevage de poissons elles-mêmes enveloppées de cultures d’algues, et un système d’ascenseur qui permettent de les maintenir la plupart du temps sous l’eau pour éviter les effets des tempêtes ? Avec autant de fermes d’élevage d’insectes sur la terre ferme, pour produire avec nos propres végétaux des protéines animales assimilables par ces poissons ?

Et pourquoi pas des fermes d’élevage de crevettes tropicales dans des serres maintenues à 24° par énergie solaire et géothermie prés des littoraux marins ? Et des élevages de sauterelles et vers de farine adossés aux élevages de poulets ?

Nous maîtrisons très bien les systèmes de production de légumes en serres. Va-t-on franchir de nouvelles étapes en la matière ? En particulier le passage à l’hydroponie, pour produire à la fois des poissons, des légumes et des algues d’une façon plus équilibrée écologiquement ? Ou l’installation de panneaux solaires disjoints et orientables sur ces serres pour équilibrer la production de légumes et d’énergie, et mieux réguler la température intérieure ? Ou encore le passage de la production de fruits en serre, pour réagir aux conséquences désastreuses du réchauffement climatique qui, en particulier en 2021 et 2022, a provoqué la floraison beaucoup plus précoce avec des chaleurs importantes aux mois de mars, qui a ensuite été détruite par les gels des mois d’avril ? Serres qui, bien entendu, seraient aussi recouvertes de panneaux solaires orientables.

Va-t-on se mettre à introduire dans la ration alimentaire des bovins les algues brunes qui pourraient diminuer des 2/3 leur production de méthane ?

Va-t’en généraliser rapidement la couverture permanente des sols, l’agriculture de conservation des sols, l’agroforesterie, et la production simultanée et complémentaire de céréales et de légumineuses sur les mêmes champs, gérés eux-mêmes au mètre carré et non pas au champ lui-même ?

À quelle vitesse va se développer la production de « plantes de service » (en particulier pour remplacer les engrais et les herbicides) et « d’animaux auxiliaires de culture » (en particulier pour remplacer les insecticides), ou encore les techniques de multiplication rapide de cocktails de bactéries issues d’un champ pour fabriquer l’engrais le plus adapté à ce champ particulier ?

Dès que l’on arrivera vraiment à mesurer de façon fiable et opposable à la fois l’émission de gaz à effet de serre et la captation du carbone de chaque champ et de chaque ferme, dont une esquisse existe avec le récent label « Ferme bas carbone », pourra-t-on aller vers une autre économie agricole, où les agriculteurs seront rémunérés à la fois pour la nourriture qu’ils produisent et pour le refroidissement de la planète qu’ils arrivent à provoquer ?

Compte tenu de la crise récente du gaz provenant de Russie, va-t-on développer en France la production de biogaz (à partir de déchets végétaux et non pas de cultures produites spécialement pour cela) ?

Le marché des laits végétaux s’est maintenant solidement établi dans notre pays, mais malheureusement il s’agit pour l’essentiel d’amandes produites de façon très industrielles et peu respectueuses de la planète en Californie. Va t-on pouvoir développer une filière française, à base de plantes adaptées à notre climat ?

Je ne pense pas que la viande industrielle produite sans animal ait réellement un grand avenir devant elle, mais la production de protéines par fermentation de micro-organismes devrait permettre rapidement de fabriquer des substituts aux produits laitiers, comme des fromages, qui aient un goût traditionnel et acceptable dans notre beau pays de haute gastronomie, et qui soit parfaitement assimilable par la part de la population qui a du mal à digérer le lait et les laitages actuels.

Par Bruno Parmentier, auteur de « Nourrir l’humanité » et « Faim zéro » (Editions La Découverte), de « Manger tous et bien » (Editions du Seuil) et de « Agriculture, alimentation et réchauffement climatique » (Diffusion internet), et animateur du blog www.nourrir-manger.fr et de la chaîne You Tube www.nourrir-manger.com/video

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